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Kodjo Kegnavo, chargé de programme gouvernance démocratique au CRESED |
En
effet, à chaque fois, depuis 2006, que les conjectures sociopolitiques,
enclenchées par la conjugaison des tensions politiques et sociales, rendent le
contexte propice à la réalisation des réformes constitutionnelles et
institutionnelles, notamment la limitation des mandats, la question de la
rétroactivité revient. Elle fait débat. Alors que le parti au pouvoir appelle à
mettre le compteur à zéro et à permettre à l’actuel chef de l’État de se
représenter encore deux fois si les réformes sont actées, l’opposition, au
contraire, réclame une application qui tienne compte des mandats déjà effectués
par l’actuel président. Et donc à l’exclure ipso
facto des futures joutes électorales dès que les réformes sont opérées.
Manifestement politique, la problématique de l’application de la limitation du
nombre de mandats présidentiels est tout aussi, et avant tout, substantiellement juridique. Ce qui appelle non pas à des réflexions purement
politiques ni exclusivement juridiques sur la question, mais davantage à un
raisonnement qui tienne compte des deux aspects.
La
présente contribution s’inscrit dans cette optique. Certes, la question a été
largement débattue surtout dans les officines politiques et dans les médias,
mais il nous semble que les contributions doctrinales en la matière sont assez
rares. Nous n’avons pas la prétention, ici, de faire cette œuvre, de nous
substituer aux maitres de la matière
constitutionnelle. Il ne s’agit que d’une modeste réflexion qui ne revendique rien, sinon la liberté de penser. Plusieurs
questionnements maintiennent la crise sociopolitique togolaise au cœur de l’actualité. Relativement à la
limitation du nombre de mandats, trois questions nous intéressent
particulièrement : la valeur juridique du principe de la non-rétroactivité
des lois, les interprétations qui se font concurrence, le lien entre la
limitation du nombre de mandats et l’alternance démocratique.
Valeur juridique du principe
de la non-rétroactivité
« La loi ne dispose que
pour l’avenir, elle n’a point d’effet rétroactif »,
ainsi dispose l’article 2 du code civil français.
Le
principe de la non-rétroactivité est en effet un principe à valeur législative en droit civil français. Mais en
droit pénal, il a une valeur constitutionnelle. Cela voudrait dire qu’en
matière pénale, seul le constituant originaire ou dérivé peut remettre en cause
ce principe. Dans les matières autres que le droit pénal, la situation est
différente.
En
matière constitutionnelle notamment, en ce qui concerne l’exercice des mandats
électifs, le principe de la non-rétroactivité n’est pas
expressément consacré par les
constitutions togolaise et française. La
loi constitutionnelle en cette matière peu être ou non rétroactive, tout dépend
de la lettre et de l’esprit de la loi.
En
effet, le législateur, agissant comme organe constituant dérivé, peut adopter
une loi constitutionnelle expressément rétroactive en prévoyant clairement que la loi puisse rétroagir sur une situation générale ou spécifique donnée, qu’il prend soin
de définir clairement et de délimiter
dans l’espace et dans le temps. Le plus important est qu’une telle application
ne remette pas en cause une autre disposition de la constitution et qu’elle respecte la sécurité juridique des individus en
préservant leurs droits. Mais lorsque le constituant, originaire ou dérivé, garde le silence sur la rétroactivité ou non
de la loi, on suppose bien évidemment que la loi ne disposera que pour l’avenir
conformément au principe de la non-rétroactivité. Et donc, lorsqu’un problème
d’interprétation se pose, il revient exclusivement
à la Cour constitutionnelle de fixer le sens de l’application de la loi. Aussi
est-il nécessaire de préciser que pour éviter cet exercice d’interprétation du juge
constitutionnel, le législateur peut voter une loi interprétative pour
clarifier et fixer le sens qu’il
voudrait donner à une loi ou à certaines dispositions de la loi interprétée. La loi interprétative, selon la jurisprudence, fait
corps avec la loi interprétée.
En
somme, la non-rétroactivité de la loi est un principe général du droit dont la
valeur, constitutionnelle ou législative, et la portée varient d’un système
juridique à un autre. Quoi qu’il en soit, sur la question, plusieurs
interprétations se font concurrence dans le landerneau politique togolais.
La concurrence des interprétations
Pour
l’opposition engagée, la loi constitutionnelle est d’application immédiate. Par
conséquent, lorsque la limitation du
nombre de mandats entrera en vigueur,
elle exclura immédiatement l’actuel président de la République des prochaines
élections. Presque dans le même le sens, certains leaders de la société civile
considèrent aussi que la loi n’est pas
rétroactive. Mais ils soutiennent cependant une application de la
limitation du nombre de mandats au mandat en cours du président. Plus
concrètement, selon ce point de vue, lorsque la limitation entrera en vigueur,
le mandat actuel du président de la République
sera compté pour le premier. Pour le pouvoir, et bon nombre de constitutionnalistes,
la loi n’est pas rétroactive, le
président de la République peut se représenter encore deux fois. D’un point de
vue strictement juridique, je partage cette dernière position. Analysons les
deux premières.
Sur la première considération
(sans tenir compte du libellé de la disposition
qui limiterait le nombre de mandats,
que ce soit avec « en aucun
cas » ou non »). Prendre en compte les mandats effectués par le président de la République,
à l’exception du mandat en cours, revient bien évidemment à faire une
application rétroactive de la limitation du nombre de mandats. Ces mandats,
leur constitution ainsi que leurs effets, sont définitivement régis par
l’actuelle loi constitutionnelle qui ne prévoit aucune limitation du nombre de
mandats. En tout état de cause, on ne pourrait leur appliquer la nouvelle loi
sans recourir à une application
rétroactive.
En
réalité, une telle application, défendue par une partie de l’opposition et
certains juristes respectables, est
justifiée par une interprétation finaliste qui consiste à dire que si la
finalité de la limitation du nombre de mandats présidentiels est d’empêcher la
longévité au pouvoir, pourquoi ne l’appliquerait-on pas ainsi à un président
qui a déjà fait trois mandats.
Doit-on le laisser faire encore deux mandats au nom de la non-rétroactivité de
la loi ? Ou devrait-on l’empêcher de briguer un nouveau mandat
conformément à l’esprit ou à la finalité de la limitation du nombre de mandats
présidentiels ? Cette dernière question est d’autant plus pertinente que le chef
de l’Etat a lui-même reconnu qu’il serait bien, pour une démocratie, que le
nombre de mandats soit limité à deux ou à trois. « On trouve le remède au
mal, et au nom du droit, on diffère son utilisation»…
Que
faut-il privilégier, l’esprit, la finalité
de la loi ou la lettre de la loi, le principe de la
non-rétroactivité ? C’est toujours le débat théorique entre les jus
naturalistes, les utilitaristes (qui privilégient l’éthique, la morale) et les
positivistes (qui s’en tiennent à la loi et à ses principes) qui se trouve
ainsi posé.
La deuxième considération. Il
s’agit de compter pour premier mandat, le mandat en cours de l’actuel président de la République grâce
à une application, semble t-il, immédiate de la limitation du nombre de
mandats. Même si elle apparait comme une solution alternative, cette position ne
soulève pas moins d’interrogations.
D’entrée,
il faut dire que toute loi nouvelle, constitutionnelle ou non, sauf disposition
contraire de la loi elle-même, est d’application immédiate. Cela veut dire que la
loi nouvelle s’applique à toute situation constituée après son entrée en
vigueur. Si cette application ne pose aucun problème, la difficulté majeure
réside plutôt dans l’application de la loi nouvelle à des situations constituées dans
le passé, sous l’emprise d’une ancienne loi, mais qui continue de produire des
effets dans le présent. Dans ce cas, l’application immédiate postule que la loi nouvelle s’applique
immédiatement aux effets actuels ou en cours de ladite situation si et
seulement si l’ancienne loi sous l’emprise de laquelle elle s’est constituée
n’a pas définitivement régi ou pris en compte les effets de la situation.
On distingue alors deux cas de figure dans l’application
d’une nouvelle loi à une situation constituée dans le passé sous une ancienne
loi. Le premier: une situation constituée dans le passé et dont la constitution
et les effets (implications et droits acquis) sont définitivement régis par
l’ancienne loi. La loi nouvelle ne peut pas s’appliquer à une telle situation. Le
deuxième : c’est une situation constituée dans le passé et dont les effets
ne sont pas définitivement régis par l’ancienne loi. Dans ce cas, les effets en
cours ou les implications actuelles de
la situation peuvent être régies par une loi nouvelle.
La question qui se pose dès lors est de savoir
si le mandat 2015-2020 du président de la République, constitué en 2015 par son
élection, peut être considéré comme une situation en cours pouvant être régie
par une nouvelle loi constitutionnelle qui interviendrait avant son
épuisement ?
Si
l’on répond par l’affirmative à cette question, cela revient à faire une
application immédiate de la limitation du nombre de mandats en considérant le
mandat 2015-2020 comme le premier ; le chef de l’État ne pouvant briguer encore
qu’un seul mandat. Une telle application est pour ma part insoutenable en droit,
dans le cas précis des « mandats électifs»…
En
effet, le mandat en question tire toute
sa substance juridique absolument des dispositions constitutionnelles et des
procédures électorales en vigueur lors de sa constitution par les élections présidentielles
de 2015. Ces dispositions et procédures
ont définitivement fixé la constitution
du mandat, le début d’exercice du mandat, la durée (5 ans), la fin du mandat,
et n’ont pas entendu intégrer ledit mandat dans un système de comptage
constitutionnel qui aurait permis de le considérer comme étant le premier ou le
deuxième mandat. Etant donné que ce système de comptage est consubstantiel à la
limitation du nombre de mandats qui n’existe pas alors dans la constitution. Une nouvelle loi constitutionnelle qui viendrait
limiter le nombre de mandats, enclencherait de facto un système de comptage qui ne pourrait prendre en compte que
les mandats qui se constitueront après son entrée en vigueur et à l’issue de
nouvelles élections. Convient-il de le préciser, il ne s’agit là que d’une
démonstration purement théorique qui ne peut en aucun cas concurrencer la
position du constituant. Ce dernier peut adopter une loi constitutionnelle en
disposant (d’une manière transitoire) qu’elle s’applique à une situation en
cours ; il faudrait alors compter avec le juge constitutionnel qui voudra bien
s’en tenir à une telle précision s’il est saisi à cet effet.
Au demeurant,
une question reste posée : la limitation du nombre de mandats est-elle la
panacée à l’alternance démocratique ?
Limitation du nombre de mandats et
alternance politique
La
limitation du nombre de mandats présidentiel n’est pas un inconnu du constitutionnalisme africain.
Importée en réalité des démocraties
occidentales et implémentée dans le droit constitutionnel africain, elle est
présentée comme une réponse
institutionnelle à l’exercice illimité, voire tyrannique du pouvoir d’État. Le
pouvoir exécutif notamment. D’un autre point de vue, la limitation du
nombre de mandats est considérée comme une restriction du droit d’une personne à l’exercice du pouvoir
politique ou une limitation du droit du peuple à choisir indéfiniment un individu. Même si le
peuple veut, à un moment donné, il ne peut plus conférer le pouvoir à une
personne qui a déjà fait un certain
nombre de mandats. Ce qui fait dire dans une certaine mesure que la limitation
du nombre de mandats est contraire à la démocratie.
Qu’à
cela ne tienne, la limitation du nombre de mandats n’est pas, contrairement à
ce que beaucoup pensent, un élément déterminant de l’alternance au pouvoir en
démocratie. Il ne serait pas faux de penser ainsi, si l’on considère
l’alternance comme un remplacement de personne physique à la tête de l’Etat.
Alors, sous ce sens, on parlera d’alternance lorsque par le fait de la
limitation du nombre de mandats, une autre personne accède au pouvoir quand
bien même le parti au pouvoir reste
inchangé (si c’est cela, le Togo aurait déjà connu plusieurs alternances).
L’alternance
démocratique est tout autre. En effet, en démocratie, l’alternance postule
plutôt le remplacement du parti au pouvoir par un parti politique ou un
mouvement politique de l’opposition à l’issue des élections libres et
transparentes. C’est seulement quand ce changement survient, qu’on parle
d’alternance démocratique. A cet égard,
on peut affirmer que la limitation du nombre de mandats ne garantit en rien l’alternance au pouvoir.
Le seul fait de limiter les mandats ne provoque pas l’alternance. En réalité,
que le nombre de mandats soit limité ou non, à chaque fois qu’il y a des
élections pluralistes, ouvertes à tous les partis politiques, il y a
possibilité d’alternance.
Et
si l’on prend l’exemple du Togo, à supposer que l’actuel président ne participe
pas aux prochaines élections présidentielles du fait de la limitation du nombre
de mandats, cela ne rend pas automatique
l’alternance au Togo. Pour y parvenir,
l’opposition doit pouvoir gagner les élections
et exercer effectivement le pouvoir. Et
face à un régime qui gouverne depuis plus de 50 ans, le défi reste titanesque.
On
peut donc raisonnablement se demander en
quoi la non participation du chef de l’État aux prochaines élections serait décisive
pour une alternance au Togo ? Autrement, est ce parce que le président ne
participera pas aux prochaines élections qu’elles seraient plus transparentes et que le
parti au pouvoir depuis des décennies ne gagnerait pas les élections ? Ou
encore, les réformes en vue garantissent-elles un fonctionnement efficace et
fiable des institutions impliquées dans l’organisation des prochaines élections ?
C’est dire que la question de l’alternance au Togo n’est pas liée tant à la
limitation du nombre de mandats présidentiels
qu’à la transparence des élections.
L’alternance
reste fondamentalement liée à la crédibilité des institutions impliquées dans l’organisation des élections et à la transparence
même du processus électoral. Par conséquent, en référence à la lutte de
l’opposition togolaise, il est bien naïf de croire que la limitation du nombre
de mandats ou l’exclusion du président de la République des prochaines joutes
électorales garantirait de facto l’alternance au Togo en 2020. L’exclure
permettrait tout au moins de mettre fin à une « monarchisation » de fait de la démocratie togolaise (encore que rien
dans la constitution n’empêche un autre GNASSIMGBE de se présenter à la place
de l’actuel GNASSIMGBE II). Mais pour ce qui est de l’alternance, le combat reste
celui qui opposera les partis politiques de l’opposition au système RPT-UNIR à
l’occasion des prochaines élections dont la transparence sera un grand défi.
C’est
la voie des urnes, c’est la voie de la constitution. Mais ce que le droit ne
peut pas, la politique le peut.
Concluons par une hypothèse d’école. La
solution automatique pour provoquer l’alternance serait, à mon avis, de limiter
le nombre de mandats qu’un parti politique pourrait faire consécutivement au
pouvoir en démocratie. Cela, pour éviter que le système démocratique, manipulé, ne se transforme en une dictature, en une monarchie qui ne dit pas son nom. C’est un
autre enjeu. Et c’est sûr que la CEDEAO n’optera absolument pas pour cette
solution. Elle recommandera, nécessairement, l’amélioration du cadre électoral,
la mise en œuvre effective des réformes, la limitation du nombre de mandats
présidentiels. Mais pour ce qui est de l’application de cette limitation, j’ai
la faiblesse de penser que la CEDEAO ne décidera pas de la candidature du
président Faure GNANSSINGBE aux prochaines élections présidentielles. Sur cette
question, elle s’en remettra aux institutions
républicaines, en l’occurrence la cour constitutionnelle, ou à un accord
politique... Le 31 juillet, c’est demain ; wait and see !
KEGNAVO
Kodjo Délali
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